Ancien critique des Cahiers du cinéma, Luc Moullet est peut-être le moins connu des réalisateurs de la Nouvelle Vague, mais sûrement l’un des plus prolifiques. Du western au documentaire animalier, avec une dizaine de longs et deux fois plus de courts-métrages, l’inclassable Luc Moullet était pour Jean-Marie Straub « le seul héritier à la fois de Buñuel et de Tati ». Il a créé un univers foisonnant, à la fois loufoque et contestataire, lucide et absurde à souhait. Ayant beaucoup fréquenté les Alpes du Sud depuis son adolescence, il y a tourné entre autres Une aventure de Billy le Kid (1971), western rossellinien, Les Naufragés de la D17 (2002), road movie beckettien, et La Terre de la folie (2009) que nous vous proposons dans une copie récemment restaurée. Paul-Serge Miara Ciné mon Mardi LA TERRE DE LA FOLIE de Luc Moullet Pour commencer Ayant vécu son adolescence dans les Alpes du sud, Luc Moullet connaît bien la région et constate que les cas de troubles mentaux y sont particulièrement nombreux. Partant du constat que lui-même n’est pas « quelqu’un de très normal », l’inclassable réalisateur étudie à sa manière divers comportements au sein de sa famille ainsi que différentes « affaires » locales. Un film pas très sérieux à la folie contaminante. Pour aller plus loin Le réalisateur qui est parvenu à s’attirer la caution de France Culture et celle du Festival du Film Grolandais pour son 38e film, La terre de la folie, mérite forcément qu’on examine son cas ! Avec son sérieux imperturbable et son humour décalé, Luc Moullet se penche sur nombre de morts violentes commises dans les Alpes du sud et élabore la cartographie de cette « terre de la folie » où il recense meurtres, corps découpés en morceaux, suicides ou immolations relevant de troubles mentaux. Cinq punaises plantées sur une carte et un élastique tendu entre elles : voici son « pentagone de la folie », soit le pays gavot, 6 000 kilomètres carrés sur Drôme, Hautes-Alpes et Alpes-de-Haute-Provence où il y aurait, selon lui, le plus grand ratio de cas de folies en France. Là-dessus, il s’en va recueillir les témoignages d’un grand nombre de bonnes gens (inspecteur de police, infirmier psy, médecin, buraliste, parents de bourreaux ou de victimes, journaliste…) filmées in situ pour étayer ses théories. Ses théories, elles sont abracadabrantes, aussi précises et circonstanciées que douteuses. On se demande régulièrement s’il est sérieux ou s’il s’amuse, si son humour est involontaire ou recherché, s’il cherche à nous faire peur ou nous faire marrer. Lorsqu’il raconte que « l’arrière-petit-neveu du bisaïeul de sa trisaïeule » a massacré à coups de pioche trois personnes parce que l’on avait déplacé sa chèvre de dix mètres, on peine à étouffer un fou rire mais, il n’empêche, c’est du glauque. Si le film sème à la fois le trouble et l’hilarité, c’est qu’il est documenté, précis, notamment dans la façon qu’a Moullet de replacer les affaires dans leur contexte historique et social, mais qu’il propose aussi des éléments d’explication que seraient le vent qui souffle sur les hauts plateaux, l’ombre malsaine des vallées qui fait les goitreux, le nuage de Tchernobyl ou l’esprit de vengeance transmis de génération en génération. Moullet est l’un des rares cinéastes français à avoir créé un personnage (lui-même) entraînant son œuvre du côté du burlesque. Entre fiction et documentaire, drôlerie et mélancolie, maîtrise et liberté, autobiographie et invention, mise en jeu des corps, des mots et des chiffres, son œuvre est inclassable et hilarante. L’Équipe de Ciné mon Mardi d’après Fildoc, Ciné mutins, Le Monde et Slate Les mots du réalisateur Luc Moullet : « Je me moque de mes ancêtres et de leur sordide avarice préalpine, mais c’est grâce à leur astuce en matière d’économie (j’allais d’ailleurs devenir prof d’économie cinématographique à l’université) que j’ai pu vivre sans gros problème (sauf pendant vingt-neuf mois, jusqu’à ma première grosse rentrée de fric le 2 août 1973) et tourner mes films pour bien moins cher que les copains. Aujourd’hui, j’essaye péniblement, sans y parvenir, de foutre en l’air mon pèze au moyen de dépenses extravagantes : un jour, j’ai pris un taxi sur quatre cents bornes pour passer deux heures à Monument Valley. Mon aïeul Julien Moullet, dit Souvarine (car il était communiste) se retournerait dans sa tombe s’il savait. Et sous l’influence de ma femme, j’ai une garde-robe pléthorique : je suis l’Elizabeth Taylor mâle. » Mémoires d’une savonnette indocile